Depuis les temps anciens, en dépit de toutes les préoccupations politiques, une folie sévit de tous côtés. C’est la vogue des mots en croix, véritables problèmes qu’il s’agit de résoudre soumis par les journaux à leurs lecteurs, qui pâlissent, grands et petits, pendant une semaine pour trouver des solutions. Nombre de feuilles insèrent ainsi, presque tous les deux jours, des problèmes en forme de damier, dont certaines cases marquées en noir et en couleur déterminent la marche du jeu. Actuellement, c’est une mode, une rage, un engouement universel, qui règnent sur le monde entier.
La manie des cross word puzzles, « mots en croix » ou « mots croisés » vient des États-Unis, où elle a été lancée depuis très longtemps. Par suite de la communauté de langue, elle a gagné l’Angleterre et, actuellement, cette vogue est à son apogée. Aucun journal, même des plus sérieux, ne peut ignorer ce passe-temps sans voir baisser immédiatement son tirage. Les annonciers, les courtiers de publicité se sont emparés de ce moyen d’attirer l’attention du lecteur pour vanter leurs produits sous une forme nouvelle ; des concours avec des prix de plus en plus élevés sont ouverts pour la solution ou même pour la confection des puzzles.
Un syndicat de Fleet-Street, qui s’est longtemps distingué, nous apprend qu’un chroniqueur du Temps, par son austérité puritaine contre les courses de chevaux, les concours à primes et toutes les combines, propres à gagner beaucoup d’argent sans rien faire, organisa un concours de puzzles sur une base éliminatoire. Les épreuves avaient, paraît-il, été établies par un romancier connu et dès le troisième tour, il a su éliminer pratiquement tous les concurrents. Ce n’est pas qu’il ait employé des mots rares ou étrangers, mais il les a raccourcis, pris dans des acceptions peu connues, et l’on doute maintenant, que personne ne puisse gagner les 5.000 livres sterling qui constituaient le premier prix. A défaut du gagnant, il est vrai qu’on donna la forte somme à celui qui fût très près de résoudre la série.
Et puis, pour découvrir les fameux cross-words, « mots en croix » ou « mots croisés » des dictionnaires ont été édité pour venir en aide aux joueurs. Le premier effet de ce jeu a été d’activer prodigieusement la vente non seulement des lexiques, mais des répertoires de rimes ou de synonymes, des dictionnaires bilingues et même des encyclopédies. Il en a été même en France, où la librairie Bernard Grasset lança un répertoire pour Les mots croisés, en apposant sous le titre, la figure d’un éléphant. La folie des « mots en croix », après le livre et le magazine, a même gagné le mobilier et le Bystander illustré, qui est un recueil dans le goût de notre Vie parisienne, publie un croquis de F. Blood Smyth représentant un élégant intérieur, où rêve une jeune femme devant un mobilier décoré partout de « mots en croix » et de damiers : damier sur les panneaux du home, damier sur le plafond, damier sur le dossier des chaises, damiers sur la table et le guéridon, damier sur le tapis. Il est vrai que le Bystander est un des organes principaux des players of crosswords, des « joueurs de mots en croix ».
La clientèle des mots croisés est énorme, aussi bien dans les salons mondains, que dans les banques, les administrations. On dédaigne Mon Ciné, pour suivre les passionnantes combinaisons du jeu des « mots croisés », qui ont remplacé les concours de grains de millet créés par le Matin.